« Beaucoup plus de gris que de noir ou de blanc »
L’investissement durable est l’un des thèmes les plus importants du secteur financier. Il est généralement résumé par l’abréviation ESG. E pour Environment (environnement), S pour Social (social) et G pour Governance (la bonne gouvernance d’entreprise). Frederike von Tucher, responsable ESG dans le domaine de la gestion d’investissement, parle des souhaits des investisseurs et des fausses attentes.
Certaines sociétés de fonds ont récemment été critiquées pour leurs produits ESG, qui ne sont apparemment pas aussi durables qu’on le prétend. Bert Flossbach avait mis en garde il y a environ deux ans contre un «scandale du diesel pour le secteur des fonds». Vous sentez-vous confirmé aujourd’hui ?
Cela n’a pas tant à voir avec la confirmation ou le fait de se sentir confirmé, mais plutôt avec la complexité du sujet. La durabilité est le thème le plus urgent de notre époque. Il est lié à d’énormes attentes – de la part d’investisseurs qui veulent placer leur argent de manière judicieuse. Mais aussi de la part des représentants de notre secteur, qui souhaitent proposer des produits corrects sans vraiment savoir à quoi ils doivent ressembler en détail. Ce n’est pas simple pour les deux parties.
En d’autres termes, l’impression que Flossbach von Storch, en tant que société, est jusqu’à présent très critique en ce qui concerne les thèmes ESG est-elle trompeuse ?
Bien sûr que nous sommes critiques, mais pas dans le sens où nous voulons nier ou minimiser le sujet. C’est le contraire qui est vrai. Nous sommes critiques parce que le thème de la durabilité est si important – pour nous aussi. Tout comme le supporter de football est toujours le plus grand critique de son club ou le membre d’un parti celui de son parti. Nous voulons être critiques et constructifs. Nous ne nous contentons pas de suivre une opinion du marché ou une tendance, mais nous essayons de nous faire notre propre opinion. A notre avis, c’est la seule manière correcte d’aborder le sujet de manière responsable.
De manière tout à fait banale : Que signifie durable pour vous ?
Ce n’est pas si banal que ça.
Mais encore ?
La question montre plutôt à quel point il est difficile, voire presque impossible, de formuler une définition uniforme. Il n’y a rien qui n’offre au moins une fois une énorme marge d’appréciation. En fait, tout peut être interprété dans la notion de durabilité.
Et si vous deviez fournir une définition ...
... nous suivrions l’exemple de Hans Carl von Carlowitz. Son concept de durabilité est issu de la sylviculture du 18e siècle et est au fond aussi simple que toujours juste : « Ne pas abattre plus de bois qu’il ne peut en repousser ».
Cela semble très puriste.
Mais il n’en faut pas plus – si seulement tout le monde s’y tenait. Des adjectifs comme durable, constant, stable, por- teur d’avenir et à long terme s’y prêtent bien.
Quel est, selon vous, le plus gros problème dans la discussion ESG ?
Le fait que l’on fasse toujours comme si c’était la chose la plus facile au monde de dire quelle entreprise, quel investissement est « durable » et lequel ne l’est pas. Comme si le monde de l’investissement pouvait être facilement divisé en bons et mauvais, et séparé les uns des autres comme le papier des déchets plastiques. Mais cela ne fonctionne que pour un nombre très limité d’entreprises et de secteurs ; pour la grande majorité, cela ne fonctionne pas. Il y a beaucoup plus de gris que de noir ou de blanc. Et il n’existe aucune instance qui puisse dire de manière universelle et donc contraignante ce qui est durable et ce qui ne l’est pas.
Qu’en est-il des agences de notation ?
Elles sont confrontées au même problème.
Dans quelle mesure ?
Elles doivent évaluer des milliers d’entreprises sur la base de centaines de critères – plus ou moins – appropriés. Mais com- ment cela peut-il fonctionner ? Il n’est pas rare que l’agence A parvienne à un tout autre jugement que l’agence C pour une entreprise B.
Avez-vous des exemples ?
Nous ne pouvons malheureusement pas citer d’exemples concrets, mais nous avons examiné de nombreuses notations, de différentes agences concernant les mêmes entreprises. Les différences étaient parfois considérables. Un résultat effrayant. Entre les entreprises modèles et les entreprises polluantes, la frontière est apparemment mince. Le problème, c’est qu’au final, des entreprises, des investissements et des produits se voient attribuer un label de durabilité alors qu’ils sont peut-être tout, sauf durables.
Les investisseurs sont-ils trompés ?
Je ne voudrais pas accuser quelqu’un de fraude intentionnelle. D’autant plus que je ne suis pas la bonne personne pour en juger. Mais on s’étonne lorsqu’une entreprise, dont il est prou- vé qu’elle opère dans un secteur très gourmand en énergie, obtient des notes ESG particulièrement bonnes. Si l’on y re- garde de plus près, on remarque que la direction a fait installer quelques panneaux solaires sur le toit du siège de l’entreprise – et qu’elle le commercialise particulièrement bien.
Vous ne vous souciez donc pas des notations ESG ?
Rien n’empêche de lire les analyses ESG. Elles attirent l’attention sur l’un ou l’autre point critique, mais rien de plus. Du point de vue de l’investisseur, elles ne doivent jamais remplacer sa propre analyse. Une liste de questions standard ne peut pas appréhender correctement la nature d’une entreprise, même pas de manière approximative. Souvent, les analystes ESG rendent leur jugement sans avoir jamais contacté l’entreprise, et encore moins sans l’avoir vue de l’intérieur. Et on ne peut même pas leur en vouloir.
Pourquoi ?
Parce qu’un analyste ne doit pas évaluer cinq ou six entre- prises, mais des centaines.
En quoi Flossbach von Storch est-il meilleur ?
Je n’aime pas raisonner en termes de « meilleur » ou de « moins bon ». Ce que nous faisons, c’est essayer de développer une compréhension aussi profonde que possible des entreprises dans lesquelles nous investissons. Cela suppose qu’un analyste s’occupe de beaucoup moins d’entreprises, mais qu’il le fasse d’autant plus intensément. C’est surtout dans le domaine de la disponibilité et de la qualité des don- nées ESG que beaucoup de choses vont se passer dans les années à venir, nous en tiendrons compte dans notre processus d’analyse. La durabilité fait donc partie intégrante de notre processus d’investissement – depuis toujours d’ailleurs. Et pas seulement depuis hier.
Peut-on être un peu plus concret ?
En fin de compte, nous sommes convaincus que la clé d’un débat pertinent sur la durabilité se trouve dans les entre- prises et qu’il faudrait donc accorder beaucoup plus d’importance au G pour la bonne gouvernance d’entreprise. Peut-être ne devrions-nous pas dire ESG, mais GSE ou GES.
Le G est-il sous-estimé ?
De façon chronique, oui !
Pourquoi en est-il ainsi ?
Parce que le G est moins facile à saisir que, par exemple, les émissions de CO2 et moins menaçant que la crise climatique. Au lieu de cela, le débat public porte presque exclusivement sur le E de Environnement.
En d’autres termes, pourquoi le G devrait-il être plus important que le E ?
Une bonne gestion d’entreprise concilie les intérêts des managers avec ceux des parties prenantes, notamment les propriétaires, les actionnaires. Les managers doivent non seulement disposer de compétences professionnelles, mais aussi d’un haut niveau d’intégrité. Ils doivent penser et agir comme des propriétaires : à long terme. Comme des fores- tiers. Nous en revenons à von Carlowitz. En d’autres termes, ils ne doivent pas se tromper : Il ne doit pas s’agir pour eux d’optimiser des intérêts personnels.
Mais quel est le rapport avec la durabilité ?
La durabilité ne doit pas être une déclaration du bout des lèvres. En effet, une entreprise ne peut connaître un succès durable que si elle sert bien ses clients, motive ses collaborateurs, se comporte de manière équitable avec ses partenaires commerciaux, investit suffisamment, paie des impôts et, justement, ne cause pas de dommages à l’environnement. L’écologie et le social sont donc des conditions préalables au succès économique à long terme. L’un ne va pas sans l’autre. Mais ce lien n’apparaît que rarement au premier coup d’œil, car une bonne gouvernance d’entreprise n’est justement pas aussi facilement mesurable que l’ « empreinte » de CO2 d’une entreprise.
Le E est-il donc à l’inverse surestimé ?
Non, ce n’est pas le cas. Il s’agit plutôt d’une question de contexte. Le fait que ni E, ni S, ni G ne se suffisent à eux- mêmes. Par exemple, investir uniquement parce que l’on veut faire quelque chose pour l’environnement a souvent conduit à une perte totale par le passé.
Avez-vous un exemple concret ?Les nombreuses entreprises allemandes d’énergie solaire et éolienne, aujourd’hui en faillite, par exemple. Elles étaient certes vertes, mais pas durables. Ni pour les actionnaires, ni pour les employés et leur environnement social. En fin de compte, une entreprise ne peut apporter quelque chose de positif à l’environnement et à la société que si elle est rentable et dispose de suffisamment d’argent pour la recherche et le développement – pour investir dans l’avenir. L’écologie et l’économie ne sont pas contradictoires. Elles se conditionnent mutuellement et ont besoin l’une de l’autre. Sans économie, pas d’écologie.
Serge Vanbockryck